EXTRAITS DES MEMOIRES DE MONSIEUR LOUIS BROSSARD
Monsieur Louis BROSSARD est né à BEAUNE en 1819. En 1863 il épousa une riche héritière de POITIERS, Mademoiselle Marie-Rose-Caroline DURAND du PAISSEAU, de dix-huit ans sa cadette. Il décéda à PARIS en 1907, à près de 88 ans.
Son père, Noël-Mathurin BROSSARD, était né à CHALON le 24 décembre 1789, à minuit moins le quart. Juge au Tribunal de CHALON, il avait épousé en 1818 Mademoiselle Anne-Flavie TERRAND qui lui apporta en dot le domaine de CHEVIGNY, estimé à l'époque 150.000 francs-or, soit environ cent cinquante millions de centimes actuels.
Jusqu'en 1905 M. BROSSARD a tenu, assez irrégulièrement, un cahier de Souvenirs, où il donne de nombreux renseignements sur sa famille, ses relations et surtout sur les "embellissements" qu'il a apportés à CHEVIGNY. Tout d'abord, il rapporte les conditions pittoresques, sinon confortables, dans lesquelles le voyage de CHALON à CHEVIGNY (environ 12 lieues, soit 50 km) se faisait du temps de son père, vers 1820.
"Aujourd'hui heureusement on peut circuler à peu près partout de façon convenable. Ce n'est plus comme au temps où la route de CHALON par GERGY, par exemple, même par temps sec, était impraticable aux voitures de maîtres en raison de ses profondes ornières.
"Mon père, alors juge à CHALON, était obligé de se faire conduire de Chalon à CHEYIGNY, lui, sa famille et ces bagages, au pas lent des chevaux de culture, par les voitures ou plutôt les chariots de ses fermiers, quand il venait passer ses deux mois de vacances à la campagne.
"On partait vers huit heures de CHALON pour arriver à GERGY entre midi et une heure. On y déjeunait chez Madame BRENOT, à l'excellent Hôtel du LION d'Or et quand, deux ou trois heures plus tard, les chevaux s'étaient suffisamment reposés, on se remettait en route pour arriver à CHEVIGNY entre six et sept heures du soir".
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Lorsque M. Louis BROSSARD et sa soeur, Madame Louise VERNEAU, héritèrent conjointement du domaine de CHEYIGNY, celui-ci ne comportait qu'une habitation très simple dont le rez-de-chaussée était occupé par les vignerons, un bâtiment d'exploitation lui faisant face et un vignoble assez importent. L'état des lieux fut complètement transformé par M. BROSSARD à partir de 1870 environ, c'est à dire lorsque le décès de son beau-père lui permit de disposer librement des revenus considérables dont sa femme venait d'hériter.
Ainsi qu'il le fait remarquer lui-même "il peut paraître étonnant que les travaux aient duré plus de 35 ans, de 1870 à 1905 environ. Mais il faut savoir qu'à part un séjour d'un mois environ à NICE au moment du Carnaval, j'habitais la plus grande partie de l'année à PARIS. Je ne venais à CHEVIGNY que quatre mois par an, du début de Septembre à la fin de Décembre. Chaque année j'arrivais avec l'espoir d'en finir avec les réparations, mais je n'y parvins jamais car à chaque séjour j'avais de nouvelles idées d'améliorations ou de constructions et je me plaisais à faire recommencer ou à faire durer indéfiniment des travaux qui n'étaient nullement indispensables.
"Il ne faut pas oublier que mes séjours se situaient en une saison où le froid et les intempéries se prêtaient mal aux travaux. De plus j'ai eu rarement la chance de trouver des entrepreneurs compétents et sérieux ; j'étais fréquemment dans l'obligation d'en changer et cela n'allait pas sans ralentir le travail".
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LE CHATEAU DES TOURELLES
La grille de PALLEAU
Dans l'ordre chronologique, ce fut l'avant-dernière "folie" de M. BROSSARD (la dernière étant la construction des "Tours de BABEL"). Depuis longtemps il convoitait la belle porte en fer forgé placée à l'entrée du parc du château de PALLEAU. Il ne put jamais arriver à un accord amiable avec le propriétaire, mais il profita d'une vente sur licitation en 1904 (trois ans avant sa mort) pour acheter le château, son parc... et la fameuse grille. Il la fit aussitôt transporter à CHEVIGNY - ainsi que les énormes blocs de pierre qui l'encadraient, pour la remonter enfin à l'entrée de sa propriété. Puis il revendit PALLEAU à la première occasion.
Le Dôme
Le pavillon d'entrée de la cour d'honneur fut par contre une des premières réalisations de M. BROSSARD. Contrairement à ses autres "embellissements" il fut réalisé en matériaux de bonne qualité, ce qui lui a permis de mieux résister aux ans et aux intempéries.
Le porche est fermé par une belle porte cochère en chêne massif ; elle provient d'un hôtel particulier de la rue d'Enfer, à PARIS, où suivant la tradition Louis XIV faisait élever ses bâtards.
Les deux murs adjacents, en pierres de taille et briquetage, surmontés d'une balustrade, avaient été achetés par le père de M. BROSSARD, lors de la démolition du château voisin de LABORDE. Après la création du Théâtre, et pour permettre d'y parvenir depuis l'habitation sans avoir à traverser la cour, il fallut établir un passage couvert, en surélevant les murs et en traversant le Dôme, malgré les difficultés résultant des différences de niveau entre les divers bâtiments. L'intérieur du passage était décoré de tentures en nattes de CHINE.
De la petite pièce située au-dessus du porche, on peut remarquer que le Dôme est construit curieusement en biais. Cette disposition a dû entraîner des complications très onéreuses pour la taille des pierres de la façade et soubassements des colonnes qui la décorent, mais elle résulte sans doute du fait que la façade n'est pas parallèle à la route. L'avenue, qui est orientée très exactement Nord-Sud et qui part de la route à angle droit, arrive en biais sur la façade. Le Dôme a donc été tracé suivant la même orientation, ce qui évitait aux voitures un brusque changement de direction pendant le franchissement du porche.
L'habitation
Sans avoir de renseignements précis sur la date de sa construction, on a de bonnes raisons de croire qu'elle remonte à la première moitié du 17° siècle, sous le règne de Louis XIII. A l'origine, elle ne comportait très probablement qu'un rez-de-chaussée, occupé par deux logements de vignerons.
On sait par contre de source sûre qu'elle a été restaurée en 1766. C'est sans doute à cette occasion qu'elle a été surélevée afin de créer au premier étage un logement pour les propriétaires du domaine et qu'on a ajouté les deux avant-corps du côté de la cour ainsi que la galerie qui les réunit.
Le gros oeuvre n'a plus été modifié depuis cette époque, mais M. BROSSARD a procédé à des remaniements intérieurs et à de nombreux "embellissements".
En 1890 le rez-de-chaussée comportait toujours à droite un logement de vignerons.
Le logement de gauche avait été transformé en cuisine, "d'allure quelque peu gothique". Le cellier était devenu un office et une chambre de domestique. Une cave avait été creusée par en-dessous.
L'escalier est ancien. "Comme il était difficile d'en faire quelque chose de bien, j'ai dû me borner, pour lui donner un peu de style, à le revêtir de quelques petits ornements gothiques et de petites statues, entre autres la tentation d'un moine par le diable au départ du rez-de-chaussée".
Au premier étage, la salle à manger occupe l'emplacement de l'ancienne cuisine. "Pour donner à cette pièce un caractère moyenâgeux, à l'instar des grands châteaux de TOURAINE - mais dans d'humbles proportions - j'ai conservé ses grosses poutres apparentes, bien que la mode soit aux plafonds de plâtre, mais en les faisant retailler. J'ai dessiné et fait exécuter une ornementation sculptée pour la cheminée et j'ai entouré les murs d'une boiserie gothique. Enfin j'ai remplacé les anciennes portes par de très belles portes gothiques provenant de la salle à manger du marquis d'ALLIGRE, achetées lors de la démolition de son hôtel de la rue d'Anjou, à PARIS".
La première modification du plafond n'ayant pas donné satisfaction à M. BROSSARD, son menuisier passa tout un hiver à rectifier à nouveau les poutres et les solives...
La chambre à coucher dite "LABORDE" faisant suite à la salle à manger a été entourée d'une boiserie provenant de la démolition du château de LABORDE. Le motif du plafond - un enfant jouant avec des colombes - a été peint par un ami de M. BROSSARD, M. DUBOIS, professeur à l'Ecole de dessin de BEAUNE. Le cadre en bois sculpté qui l'entoure provient du château du comte de VOGUE à PALLEAU.
La petite pièce qui suit était autrefois un évier. M. BROSSARD en a fait un élégant boudoir avec une alcôve, orné de tentures en toile peinte dite "perse" et précédé d'un petit vestibule. C'est maintenant un cabinet de toilette.
Le salon actuel est installé dans l'ancienne salle à manger. Les murs étaient recouverts simplement de plâtre blanc avec pour unique décoration des moulures délimitant des panneaux nus. Les portes, à un seul vantail, étaient disposées sans grand souci de symétrie. Quant au plafond à la française il était constitué de poutres et de solives apparentes, dégrossies à 1a hache et disposées irrégulièrement.
"Il est difficile de se rendre compte de la peine que je me suis donnée pour tirer un bon parti de cette pièce dont la décoration laissait tant à désirer.
"Les menuisiers passèrent tout d'abord un temps énorme pour tenter de régulariser le plafond, puis il fut peint et doré. Le résultat ne me donna pas satisfaction et je n'hésitai pas, cinq ans plus tard, à tout reprendre. Je fis ajouter six demi-poutres, des consoles, des culs-de-lampe et des ornements divers puis refaire entièrement peinture et dorure.
"Pour orner les panneaux des murs, j'avais eu recours à deux peintres de mes amis, MM DRUARD et COUTURIER. Ils voulurent bien venir passer quelques jours à CHEVIGNY et tout en alternant avec la chasse et la pêche, ils exécutèrent quinze sujets de peinture. Mais n'étant pas payés pour ce travail, ils ne se crurent pas obligés de mettre tout leur talent dans son exécution.
"Quelques années plus tard, je fis l'acquisition de cinq belles portes de chêne à deux vantaux, blanches et or, lors de la démolition de l'Ambassade de RUSSIE, rue du Fbg Saint-Honoré, dans le but de remplacer mes cinq petites portes. Pour les disposer avec une symétrie rigoureuse, je me suis résigné sans trop de regrets à sacrifier la plus grande partie des panneaux peints par mes amis avec tant de désinvolture, ainsi que la commodité des passages. Elles ne correspondent donc qu'approximativement aux ouvertures pratiquées dans les murs. En outre comme elles étaient trop hautes pour la hauteur de mon salon, j'ai dû en faire couper la partie supérieure et je l'ai remplacée par un simple attique provenant de la démolition d'un hôtel du Faubourg Saint-Germain.
"La cheminée Louis XV existante, en marbre griotte trop pâle à mon goût, a été remplacée elle aussi par une cheminée Louis XIV en marbre blanc".
En 1905, les huit peintures qui avaient échappé à la destruction étaient les suivantes :
- à droite de la cheminée - une chasse au renard ; le premier chasseur derrière les chiens prétend représenter M. BROSSARD.
- sous la porte de gauche du panneau suivant - des cailles au nid dans les blés.
- au milieu de ce panneau - M. BROSSARD en chasseur, près de sa soeur, Mme Louise VERNEAU et de la fille de cette dernière.
- à gauche de la fenêtre - un jeune faune avec sa mère.
- à droite de la fenêtre - un paysan gardant ses vaches.
- à droite en venant de la galerie - Mme BROSSARD avec sa nièce Mme MUZEAU et le fils de cette dernière tenu par sa nourrice.
- sous la porte donnant dans la galerie - des bécassines.
- à gauche de la cheminée - M. BROSSARD présente un énorme lièvre à sa mère et à sa soeur. Pour rendre ce tableau de famille visible à l'occasion, le vantail de droite de la porte a été articulé de façon très spéciale et se rabat vers la gauche et non vers la droite.
"Après le salon, on trouve une petite chambre à coucher ; j'ai fait tendre ses murs et son plafond d'un papier peint nommé "tissu PAVY" imitant l'étoffe à s'y méprendre et du plus gracieux effet".
"Mon bureau, qui servait au besoin de fumoir, communiquait avec le salon et la galerie. Les murs et le plafond sont compartimentés par des baguettes et tendus d'une imitation de cuir de RUSSIE. La grande porte et son entourage, donnant sur la tourelle, ont été achetés lorsque le Prince-Président Louis-Napoléon fit démolir l'aile du palais des Tuileries longeant la Seine en vue de rebâtir ce qui est devenu le Pavillon de Marsan. Mais j'ai remplacé leur couleur blanche par du noir, plus en harmonie avec le ton général de cette pièce".
"La tourelle qui suit servait de passage vers la galerie conduisant au Dôme et au Théâtre. Les murs et le plafond étaient tendus de soie verte avec des baguettes dorées".
Neuf minuscules chambrettes au deuxième étage et quatre au troisième étage furent aménagées dans les greniers pour les besoins du service.
A part quelques meubles achetés dans les châteaux de la région, l'ensemble du mobilier avait été acquis à grande frais à PARIS. Quant aux anciens mobiliers de l'appartement de CHALON et de CHEVIGNY, jugés sans doute trop peu représentatifs, ils avaient été relégués aux deuxième et troisième étages. Le tout fut vendu à l'encan sur la place de CHEVIGNY, pour une somme dérisoire, par les héritiers de M. BROSSARD.
Le Théâtre
"Vers 1882, j'avais fait surélever l'aile gauche qui abritait les communs pour en faire le pendant de l'aile droite, constituée par l'habitation. Ces travaux coûtèrent environ 15 000 francs (or) ce qui me parut beaucoup trop élevé pour un simple grenier à fourrages. J'ai donc cherché à donner à ce nouveau local une destination plus luxueuse.
"Comme mes nièces VERNEAU aimaient jouer parfois la comédie avec leurs jeunes amies, j'avais acheté à leur intention des décors provenant d'un théâtre de PARIS et je les avais envoyés chez ma soeur Louise, à MONTCENIS. Mais elle n'était pas possédée comme moi par le démon de la construction et elle se refusa à faire aménager un théâtre dans sa maison, si bien que mes toiles furent reléguées dans un grenier. En me rappelant leur tristes sort je décidai d'en tirer parti et pour cela de créer moi-même mon théâtre à CHEVIGNY.
"L'exécution commença en 1885. Malheureusement les charpentiers avaient entassé poutres sur poutres et je me suis heurté à des difficultés extraordinaires pour transformer ce grenier en salle de spectacle. De ce fait, si la salle se présente fort bien, la scène laisse beaucoup à désirer et les dégagements destinés aux acteurs sont très insuffisants. Cela n'avait pas grande importance car, dans mon esprit, on ne jouerait peut-être qu'une seule fois sur ce théâtre, le jour de la pendaison de crémaillère, après l'achèvement définitif de mes travaux.
"Or je sentais fort bien que ces travaux ne seraient jamais terminés et par conséquent qu'il n'y aurait jamais de pendaison de crémaillère... Mais comme j'avais la passion de la décoration, je me suis plu à faire de ce théâtre une véritable bonbonnière, non pas pour y faire jouer un jour la comédie, mais pour le seul plaisir de donner libre cours à mes penchants artistiques.
"Je me suis donc borné à faire exécuter la grande loge centrale, entièrement capitonnée de satin blanc, sans y ajouter des loges latérales. Le style de l'ensemble est assez étrange qui rappelle l'égyptien, le persan et le chinois. Les cinq grandes portes Louis XV proviennent de la démolition de l'hôtel du marquis de CANISY, rue Lafayette, à PARIS. Un magnifique lustre de VENISE assure l'éclairage.
"Un théâtre doit nécessairement comporter un foyer. Comme la place manquait, je fis mettre en place une poutre de fer sur toute la largeur du bâtiment, en surplomb au-dessus de la cour de la ferme. J'ai obtenu ainsi un espace de 6 m x 10 m. Les boiseries des murs viennent de la démolition d'un hôtel de la place des Victoires, à PARIS. Le plafond de bois à caissons a été exécuté sur mes dessins. Les menuiseries destinées à recevoir les vitraux proviennent du pavillon de l'Amérique du Sud, à l'Exposition Universelle de 1878. La grande cheminée en marbre griotte des Flandres a été exécutée en BELGIQUE. Comme ce foyer était normalement sans emploi, il a été utilisé comme billard.
"L'un des éléments essentiels de cet ensemble est l'escalier allant de la cour d'honneur au vestibule du théâtre. Pour le réaliser, je me suis inspiré aussi exactement que possible du fameux escalier de l'OPERA de PARIS.
"Les marches, en marbre blanc, avaient été commandées à NICE en 1888. Mais le marbrier s'était aventuré à les exécuter d'après les simples croquis que je lui avais remis, sans attendre les calibres exacts. Il était donc à craindre qu'elles ne puissent pas se monter correctement, et elles restèrent en souffrance à NICE pendant cinq ans. Lorsque je me suis décidé à les faire venir à CHEVIGNY, j'ai eu l'agréable surprise de constater que, non seulement elles étaient absolument intactes malgré leur stockage prolongé, mais encore qu'elles s'adaptaient dans la cage d'escalier comme si elles y avaient été moulées en vulgaire béton.
"Il restait à exécuter la rampe et les panneaux des murs. Peut-être par raison d'économie - une fois n'est pas coutume… - je confiai ce travail à de célèbres stucateurs de PARIS. Socles vert de mer, balustres rouge antique, main-courante blanche à filets verts, panneaux en imitation de marbres du LANGUEDOC, la réalisation fut parfaite, mais elle me coûta les yeux de la tête. Tous comptes faits, j'aurais eu bien meilleur compte à faire exécuter le tout en véritables marbres...
"Pour finir, un salon des actrices fut aménagé en 1893, avec tout le luxe possible, car ces charmantes personnes, gâtées par tout ce qui leur est prodigué à PARIS, sont très exigeantes sur ce point.
"Mes prévisions furent également déjouées sur un autre plan mais à mon avantage cette fois. Vers 1897, alors que la pendaison de crémaillère et par suite l'inauguration du théâtre étaient toujours remises aux calendes grecques, quelques jeunes ménages des environs aimaient se réunir pour jouer des comédies de salon. Lorsqu'ils apprirent que je disposais d'un véritable théâtre ils vinrent me demander la permission de l'utiliser. Bien entendu elle leur fut accordée avec empressement et les représentations se poursuivirent avec succès pendant trois ans. La dernière eut lieu à la fin de I900 et fut des plus brillantes :
- grand déjeuner de vingt couverts à midi, offert par M. et Mme BROSSARD aux acteurs et actrices,
- après la séance, lunch et dîner froid de cent couverts,
- puis le bal jusqu'à onze du soir".
L'escalier de CHAMBORD et le Donjon
"En sortant du théâtre on traverse d'abord un petit vestibule dont le plafond est orné d'une peinture poétique, représentant des oiseaux étranges voltigeant au milieu des fleurs. On pénètre ensuite dans une galerie aérienne dont le plafond et les murs sont tendus de nattes de CHINE. De petites ouvertures à droite et à gauche donnent des vues variées sur le paysage environnant, ce qui a fait donner à cette galerie le nom de Passage des panoramas.
"Il débouche sur une autre merveille de CHEVIGNY, le fameux escalier dit de CHAMBORD, car de même que dans ce célèbre château les visiteurs peuvent, si bon leur semble, les uns monter et les autres descendre simultanément sans se rencontrer.
"Le tour du couloir de cet escalier est occupé par quatre chambres. La plus belle a trois fenêtres donnant une belle vue à l'Est. Les murs et le plafond sont tapissés d'un damas de soie d'un très bel effet. Au cours de l'inauguration de la statue du grand CARNOT, à NOLAY, dont la famille est apparentée à la mienne, j'avais invité le Président CARNOT et sa famille à venir à CHEVIGNY. L’invitation n’eut pas de suite mais la chambre qui lui était destinée a conservé le nom de chambre du Président de la République.
"Au-dessus de ces chambres, on accède à une magnifique terrasse, d'où l'on a des vues aussi variées que belles sur toute la région, alors que vue du sol cette plaine paraît affreusement triste et monotone. Cette terrasse a été construite contre l'avis des architectes les plus compétents et notamment de M. Charles GARNIER, constructeur de l'OPERA de PARIS. Elle est en effet beaucoup trop lourde pour les médiocres bâtiments qui la supportent et par suite des bévues et de l'incurie de mon entrepreneur elle risquait dès sa construction la ruine à bref délai, faute de points d'appui suffisants.
"En cas de mauvais temps, un escalier en spirale donne accès à un campanile qui permet de jouir à couvert de la même vue, à condition bien entendu qu'elle ne soit pas complètement bouchée par la pluie ou le brouillard.
"En redescendant l'escalier CHAMBORD, on trouve au premier étage de la grosse tour dite le Donjon une magnifique Salle des Fêtes, vaste pièce de 6 m x 12 m, avec un plafond à caissons, des vitraux aux fenêtres, des tapisseries aux murs et une cheminée monumentale. Un petit fumoir lui est contigu.
"Le rez-de-chaussée abrite une vaste remise dont le plafond est orné d'une décoration gothique. Une belle petite sellerie lui fait suite et on arrive enfin à ce qui constitue sans doute ma plus belle réalisation".
"Sans faire de fausse modestie, je reconnais volontiers avec tous les visiteurs que la magnificence de cette écurie, digne d'un palais, est telle qu'on n'a jamais rien vu qui puisse rivaliser avec elle. Les mangeoires, en marbre griotte foncé des FLANDRES, viennent de la démolition du palais BONNE-NOUVELLE à PARIS ; elles ont coûté 800 francs (or) à elles seules, non compris les frais de transport et de mise en place. Les stalles et leurs frontons sont en chêne massif ; les râteliers et les grilles en fonte de PARIS ; le revêtement des murs est en carreaux de faïence à dessins jaunes et noirs ; le plafond et les corniches sont peints en imitation de faïence. Jusqu'aux portes, aux vitraux et au splendide dallage, rien n'a été négligé pour faire de cette écurie une véritable merveille".
La Chapelle
Tout château digne de ce nom doit avoir sa chapelle. Monsieur BROSSARD n'a pas voulu manquer à cette règle et vers 1899 il a fait commencer la construction d'une chapelle en face du Donjon.
En 1901, alors qu'elle était presque terminée, il a fait reprendre entièrement le plafond qui ne lui paraissait pas assez riche et exécuter une luxueuse décoration où les ors n'étaient pas ménagés.
Malheureusement les matériaux utilisés pour le gros oeuvre étaient de si médiocre qualité - ou leur mise en oeuvre si négligée - que dès 1903 il a fallu refaire toute la toiture afin que les infiltrations des eaux de pluie ne détériorent pas la splendide ornementation intérieure, ressemblant plus à celle d'un boudoir que d'un lieu de prière.
Le Château Neuf
"En novembre 1890 j'avais acquis les ruines d'une maison qui avait brûlé complètement en 1887. Il n'en restait que le fournil, situé en bordure de la route conduisant au village. Ce petit bâtiment était tout biscornu et je me suis donné beaucoup de peine pour en tirer parti. Pour y parvenir j'ai ajouté une chambre au 1° étage et je lui ai donné un aspect moyenâgeux à l'aide d'une fenêtre ornementée et de créneaux. C'est ainsi devenu la Tour du Four.
"J'avais besoin d'une annexe servant de grenier à foin, de menuiserie, de magasin de peintures et de dépôt pour toutes sortes de matériaux. Malgré cette humble destination, je n'ai pas voulu construire un simple hangar et j'ai donné à cette nouvelle construction, baptisée le Château Neuf, une physionomie qui n'aurait pas été déplacée pour un pavillon de la grande Exposition de PARIS de 1900.
"Entre ce bâtiment et la tour du Four, j'ai profité d'un espace disponible pour aménager un appartement des bains, avec antichambre, salle de bains, cabinets divers, ainsi qu'un minuscule escalier permettant d'accéder à la chambre de la tour du Four".
"Enfin j'ai dessiné et fait réaliser devant ces bâtiments un jardin à la française, avec une petite pièce d'eau ornée d'un joli groupe sculpté. Il est parfaitement réussi et contribue à donner un bel aspect à cet ensemble".
Les Tours de BABEL
"Vers la fin de 1904, j'ai acheté une des plus anciennes maisons du pays, qui faisait à peu près face à la mienne. Ses murs tombaient en ruine ; il a fallu la raser et la reconstruire entièrement afin d'en faire un grenier à fourrages, rendu nécessaire par l'augmentation de la surface de mes prés à la suite de l'arrachage des vignes. Avec ses cinq tours et ses terrasses crénelées, elle aura l'air étrange d'une antique forteresse. Mais il est possible qu'elle ne soit jamais terminée, en raison de mon grand âge et de ma santé précaire, car mes héritiers n’auront certainement pas la même passion que moi pour la construction. Je lui ai donc par avance donné le nom de "Tours de BABEL".
Le Parc
"En 1880 après trois ans de pourparlers laborieux avec la municipalité, j'ai enfin obtenu l'échange de la route qui passait le long de ma maison contre un terrain traversant mes vignes, à charge pour moi d'établir une nouvelle route sur ce terrain.
"L'ancienne route étant en contre-bas, j'ai eu l'idée de convertir son emplacement en "lac", si l'on peut appeler ainsi une espèce de petite grenouillère de très mince étendue...
"Une "île", communiquant par deux ponts avec les allées qui entourent le lac, et un petit château d'eau en forme de kiosque complètent la décoration.
"Ce travail avait paru peu considérable au début, mais en fait il dura trois ans, à raison de 8 ou 10 ouvriers pendant quatre mois par an, tous les déblais ayant été retirés à la pelle et à la brouette. Quant aux rochers qui ornent l'île, il en a fallu plus de cent voitures et ils ont été mis en oeuvre par un rocailleur venu de la CREUSE. Tous ces travaux sont revenus finalement à un prix exhorbitant".
"Quelques années plus tard, las de voir mes vignes dépérir et de payer des frais de culture sans contre-partie de revenu, je les ai fait arracher et j'ai converti leur emplacement en prairies. Mais pour joindre l'agréable à l'utile, je fis planter un petit bois de 400 sapins. Dans la partie la plus basse du terrain, on creusa un deuxième "lac" également avec une "île". Instruit par l'expérience, j'ai confié ce travail à un entrepreneur qualifié de BEAUNE qui l'exécuta en trois semaines, grâce à un matériel approprié, pour la modique somme de 1600 francs".
En 1892, M. BROSSARD entreprit la construction d'une grotte en rocaille qui fut exécutée par des spécialistes venus de PARIS. Son exécution fut très longue et revint à un prix extrêmement élevé.
Enfin, en 1893, M. BROSSARD fit poser une grille sur le côté de son domaine longeant la route. Ce fut sa dernière réalisation importante dans le parc avant le transfert de la grille de PALLEAU.
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LE DERNIER BANQUET
Le 9 novembre 1903, avant de quitter CHEVIGNY et de revenir à PARIS, Monsieur et Madame Louis BROSSARD, malgré leur âge fort avancé et leur état de santé précaire, avaient tenu à offrir à leurs proches un déjeuner fastueux comme à l'accoutumé. Ils ne se doutaient guère que ce devait être le dernier non seulement de leur séjour, mais aussi de leur vie.
Quand on pense que M. BROSSARD n'avait ni automobile, ni téléphone, ni réfrigérateur, et que BEAUNE, la ville la plus proche se trouvait à quinze kilomètres, on réalise mieux le tour de force que représente, en pleine campagne, l'exécution du menu suivant pour une vingtaine de convives :
- Hors d'oeuvre variés
- Timbale à la Périgord
- Brochet à la Hollandaise
- Filet de boeuf à la Portugaise
- Cèpes à la Bordelaise
- Cuissot de chevreuil à la broche
- Moscovite à l'ananas
- Desserts variés.
Evidemment il y manque un beau plateau de fromages, mais on pouvait se rattraper sur les vins :
- Bordeaux en carafe
- Sauternes
- Corton
- Chambertin
- Romanée-Conti
- Champagne Veuve Cliquot.
Cinq mois plus tard, le 14 avril 1904, Madame Marie-Rose-Caroline DURAND-BROSSARD mourait subitement à PARIS, dans son hôtel de la rue du Faubourg Poissonnière.
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POSTFACE
La situation de fortune de M. et Mme Louis BROSSARD, vers 1870, était assez belle puisque leurs immeubles de la rue du Faubourg Poissonnière leur rapportaient à eux seuls environ cinquante mille francs (or) de loyers. A cela s'ajoutaient d'autres revenus dont nous ignorons le détail mais qui n'étaient certes pas négligeables.
Cela a permis à M. BROSSARD d'engloutir en trente ans dans les "embellissements" de CHEVIGNY et dans les réceptions somptueuses qu'il se plaisait à offrir à ses parents et à ses amis une somme que l'on peut évaluer avec vraisemblance, d'après les indications éparses dans ses Mémoires, à près d'un million de franc de l'époque, soit environ un milliard de centimes actuels...
Il est vraiment regrettable qu'il n'ait pas su discipliner sa prodigieuse imagination et refréner quelque peu sa passion pour les constructions nouvelles et son goût immodéré du changement.
S'il s'était borné par exemple à la rénovation de la décoration intérieure de son habitation, à la création du théâtre et de son superbe escalier et peut-être à celle de l'écurie de grand luxe qui lui tenait tant à coeur, les sommes qu'il a dépensées lui auraient sans doute permis de réaliser une oeuvre originale et durable.
Au lieu d'être seulement un décor éphémère destiné à servir de cadre à ses réceptions et surtout à satisfaire ses goûts artistiques - ainsi qu’il le dit lui-même à plusieurs reprises - le Château des Tourelles constituerait aujourd’hui encore un véritable musée et porterait un témoignage remarquable sur les goûts et les modes en matière de décoration, tels qu’ils étaient en honneur dans la deuxième moitié du XIX° siècle.
30 novembre 1975
G. de M.
Poupard, Laurent. Chercheur au service Inventaire et Patrimoine de la Région Bourgogne-Franche-Comté, 1987-