Les lycées comtois : un patrimoine (voir le document PDF)
« Autrefois l’école était une prison ; aujourd’hui l’on rêverait d’en faire un jardin. On y a fait pénétrer à longs flots le grand air et la grande lumière ; on cherche à en rendre les murailles instructives et souriantes. » (Jules Ferry, 1880)
Autant l’école, la jeunesse et l’éducation sont scrutées par les média et la recherche, autant les bâtiments, les équipements, les espaces proprement dits sont comme inaperçus : ne comptent-ils pour rien ? Pourtant chacun des établissements évoqués ici est intimement inscrit dans un territoire et des histoires : la rue résonne de ce patrimoine sonore que constituent dans la mémoire de chacun les bruits du lycée. Cette empreinte sensible des lycéens dans la ville s’accompagne du repérage des mœurs et costumes attachés à la fréquentation de tel établissement par opposition à tel autre, quand la ville en compte plusieurs. Les successives générations d’élèves y ont eu des expériences objectivement différentes les unes des autres car derrière la façade univoque du mot lycée et du fronton, la place du lycée dans la cité, comme sa place relative dans la jeunesse ont massivement changé au cours du XXe siècle, notamment au rythme des grandes articulations de l’histoire des lois de la nation. Citons l’évolution des relations avec les congrégations religieuses, la création des lycées de filles par la loi Camille See en 1880, la gratuité, l’allongement de la durée légale de la scolarité à 16 ans en 1959, ou l’ambition politique formulée par le ministre Chevènement en 1985 d’amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat en l’an 2000. De cette pluralité d’expériences vécues, nos investigations - fruit du travail de nombreux chercheurs au fil des ans - ne retiennent rien puisqu’elles n’appréhendent ces pratiques que par leur enveloppe matérielle. Notre étude vise les 58 établissements répartis en 85 sites actuellement à usage de lycées publics - conformément à la compétence régionale. Ni les établissements privés, ni les anciens lycées affectés aujourd’hui à usage de collège ou d’autre chose ne sont pris en compte. Un seul des vénérables collèges de jésuites est encore un lycée public : Cournot à Gray. Ne sont pas étudiés ici : l’ancien lycée impérial de Luxeuil érigé par décret de 1804, celui de Pontarlier construit vers 1840 comme école primaire supérieure, ceux de Lons- le-Saunier : Rouget de l’Isle, créé comme tel de 1864 à 1867 par l'architecte Achille Paillot, et le lycée de jeunes filles construit de 1893 à 1896 sur les plans de l'architecte lédonien Louis Rousseau, ou encore les anciens collèges de jésuites, avec leurs cours cernées de bâtiments à arcades : Victor Hugo à Besançon et Gérôme à Vesoul qui sont successivement des Ecoles centrales et des lycées impériaux, tous deux actuellement des collèges.
Couvents, casernes et autres édifices réaffectés
Les premiers lycées réutilisent le plus souvent d’anciens bâtiments. Il faut trouver des lieux adéquats et les édifices religieux sont nombreux : outre ceux de la Compagnie de Jésus, le couvent des oratoriens et celui des jacobins à Poligny, abritent le lycée Friant ; le couvent des cordeliers puis des pères eudistes, le lycée Pasteur à Besançon ou encore, à Dole, l’ancien couvent des Dames d'Ounans devenu hôpital de la Charité, école puis collège de jeunes filles, est actuellement lycée Charles Nodier. Plusieurs casernes sont également réaffectées : l’ancien quartier militaire donne son nom au lycée Luxembourg à Vesoul, la caserne de cavalerie devient lycée Henri Fertet à Gray ; à Dole le lycée Jacques Prévert prend ses quartiers dans l'ancienne enceinte militaire Barberousse; le lycée Condé de Besançon occupe des casernes d’artillerie du XVIIIe siècle, toutes deux construites par Jean Querret. Mais d’autres édifices sont aussi transformés : une gare accueille le lycée Bartholdi à Lure, une usine de tricoterie le lycée Montjoux, une école normale d'instituteurs protestants devient école régionale professionnelle puis lycée des Huisselets à Montbéliard, un relais de poste : école nationale de Mamirole ; un dépôt de mendicité puis hospice est adapté en lycée professionnel Montciel à Lons-le-Saunier ; une ancienne maison de la charité dédiée au lycée Ferdinand Fillod de Saint-Amour ; des maisons bourgeoises, comme la maison du docteur Bonnotte au lycée Friant ou celle où villégiatura Colette qui, avec plusieurs autres pavillons du XIXe siècle, constituent le Legta Mancy ; un restaurant hôtel-le Relais polinois et l’hôtel de Genève- devenus lycée Friant.
Lycées monuments
Les seuls édifices de notre corpus protégés au titre des monuments historiques figurent parmi ces reconversions d’édifices anciens des centres villes : l’ancien collège de jésuites, actuellement lycée Augustin Cournot de Gray (inscription partielle) ; l’ancien couvent des cordeliers, lycée Louis Pasteur (inscription partielle) et l’ancienne caserne d'artillerie, lycée professionnel hôtelier Condé (classements et inscriptions partiels) à Besançon ; l’ancien couvent des Dames d'Ounans, lycée Charles Nodier de Dole (classements et inscriptions partiels) ; l’ancien collège des oratoriens, lycée hôtelier Friant à Poligny, dont la porte de la chapelle est classée. Le lycée Haag et l'EREA la Moraine, quant à eux, bénéficient du label "patrimoine du XXème siècle".
L’invention d’une architecture scolaire
Ces réaffectations comtoises sont représentatives de la situation nationale des 56 lycées de 1850, pour la plupart logés dans des coquilles déjà construites pour des usages plus anciens. Mais 50 ans plus tard, la moitié des 110 lycées français sont des créations. C’est le cas du lycée de garçons de Belfort - aujourd’hui nommé Condorcet - construit par l'ingénieur en chef Yundt en 1873, premier et unique exemple du XIXe siècle dans notre corpus d’une architecture scolaire stricto sensu. Il retient notre attention non seulement parce qu’il résulte indirectement du Traité de Francfort, mais parce que sa construction ex nihilo s’inscrit bien dans la réflexion d’alors sur l’hygiénisme et le républicanisme : choix d’un terrain élevé et ensoleillé, où l’air et la lumière – durable obsession – circulent ; solennelle cour d’honneur mettant en valeur la montée - on a envie d’écrire : l’élévation - vers la façade et ses arcades, réécriture laïque de l’architecture conventuelle. C’est là une affirmation républicaine de la souveraineté d’autant plus nationale qu’elle jouxte l’Alsace prise et en accueille les réfugiés. Il est caractéristique, par ailleurs, de ces lycées, nombreux à Paris, vite augmentés d’une annexe dite petit lycée, en l’occurrence en 1877-1878. Il faut attendre plus de cinquante ans pour retrouver à l’œuvre un même volontarisme : dans l’entre-deux guerres, Paul Guadet (1873-1931) édifie l’école nationale d’optique de Morez et celle de l’horlogerie à Besançon, toutes deux inaugurées en 1933. Dans les mêmes années 1930, l’Enil de Poligny appartient aussi à cette catégorie d’une architecture scolaire qui s’invente pour abriter une autre des filières techniques non moins emblématique de la région : la transformation du lait.
Barres et boîtes.
Mais l’essentiel de nos lycées apparaît au sens commun comme évidemment dénué de qualité patrimoniale, si ce n’est même d’architecture : ils ont été édifiés industriellement pour faire face aux extraordinaires besoins de m2 appelés par la conjonction de deux facteurs : la démographie d’après seconde guerre mondiale et les infléchissements, plus continus, des politiques aboutissant à l’allongement de la scolarisation, à la séparation des premier et second cycles : à la massification de l’éducation.
Boom
Le nombre des lycéens français triple entre 1939 et 1961 et double encore dans la décennie suivante. Dans un premier temps, jusque vers 1960, on accroît les effectifs qui passent en moyenne de 1930 à 1960 de 350 à 950 élèves par établissement. Puis une campagne de construction est lancée en 1964, quand le secondaire est divisé en deux cycles, dans l’euphorie quantitative que dit bien le slogan d’alors : un lycée par jour. 2 300 lycées sont construits en 10 ans.
Les lycées d’après-guerre représentent 77% de notre corpus soit 45 établissements. Ces chantiers sont à corréler notamment à l’histoire globale des techniques de construction de la deuxième reconstruction, liées à l’usage du béton et au progrès de la normalisation, dans laquelle, à côté de la politique des grands ensembles de logements, s’inscrit pleinement l’édification des lycées avec leur standardisation et la récurrence des fameuses trames de 1,75m (décidées en septembre 1952) puis de leurs multiples. La combinaison de la préfabrication si efficiente, avec les vertus de la centralisation et de la prépondérance des ingénieurs sur les architectes, sa « haute productivité », si unanimement vilipendée 20 ans plus tard, font alors consensus. Les cités scolaires avec leurs chaudières, leurs cuisines, leurs réfectoires communs, se réfléchissent pour des effectifs de 2 000 à 7 000 élèves. Comme si la fascination de la vitesse et de la clarté des formes sérielles des années 1930, le fonctionnalisme enthousiaste et le rationalisme des modernes, trouvaient à s’épanouir et à s’expérimenter - à plein et en vrai - dans ce contexte de reconstruction d’après-guerre où l’urgence le dispute à la pénurie. En ce sens, à l’évidence pour l’historien des formes, il y a là la marque la plus éloquente de l’architecture des Trente Glorieuses et les lycées n’en sont pas les moindres témoins puisque le ministère de l’Education nationale occupe la première place parmi les ministères constructeurs durant ces deux à trois décennies. Après quoi, le modèle est remis en question, le moule cassé. Appartiennent à cet ensemble, notamment : Pergaud (Besançon) aérant ses pures barres sur ses 11 hectares, et Follereau les siennes sur 8 hectares (Belfort) tous deux en bordure du périphérique, Pré Saint-Sauveur qui est encore une cité scolaire à Saint-Claude, ou Jacques Duhamel à Dole, Jean Michel et le Legta Mancy à Lons, Pierre Vernotte à Moirans, Beauregard à Luxeuil, Victor Considerant à Salins, Pierre Adrien Pâris, Montjoux, l’Erea Fournier et Tristan Bernard à Besançon, Louis Garnier et Fernand Léger à Audincourt, le Grand Chénois et Georges Cuvier à Montbéliard, Edgar Faure à Morteau, Toussaint Louverture et Xavier Marmier à Pontarlier, Armand Peugeot à Valentigney, Georges Colomb à Lure, Edouard Belin et Etienne Munier à Vesoul, le Legta Granvelle à Dannemarie, ou encore, à Baume, Jouffroy d’Abbans. Les procédés industriels affectent aussi les plus anciens, agrandis alors, comme les lycées Pasteur et Condé à Besançon, Bartholdi à Lure, Enil de Poligny, Enil de Mamirolle, Cournot à Gray, Condorcet à Belfort, les Huisselets à Montbéliard, Luxembourg à Vesoul.
Ces chantiers relèvent de décisions et de logiques nationales et sont à relier à ce contexte. Dans cette région plutôt froide et arrosée, on a souvent tourné en dérision le centralisme constructeur qui y a décliné uniformément sa solution de toiture terrasse, sans tenir compte des climats des villes où les pentes des toits attestent assez de la préoccupation de l’évacuation de la neige et des eaux pluviales. A Pontarlier, par exemple, où un gymnase s’est effondré sous le poids de la neige le 3 février 1978, les terrasses seront supprimées dans les deux lycées durant les années 1980 et 1990. Mais ces constructions sont aussi, localement, des éléments d’une ville, souvent d’un quartier neuf où elles sont des éclaireurs explorant des terres vierges d’urbanisme. De nombreuses photos montrent ces terrains périphériques, encore partiellement agricoles ou en friche ou récemment reconvertis, d’où le lycée pionnier seul émerge, et qui sont des quartiers aujourd’hui densément bâtis. C’est le cas des lycées de Grand Montmarin à Vesoul, des deux lycées de Planoise à Besançon, du lycée Viette à Montbéliard ou plus récemment, sur des terrains anciennement militaires, du lycée Courbet de Belfort.
Les exceptions à la règle
A côté de ce parc assez homogène dans sa chronologie et sa morphologie dictée par la géométrie du chemin de grue et les impératifs de coûts et de délai, d’autres lycées doivent être signalés qui sont des unica, des œuvres d’architectes tel André Sogorb en 1953, (Erea de Crotenay), Pierre Lauga en 1957, (Viette à Montbéliard et Léger à Audincourt), Claude Bach, second grand prix de Rome en 1958, qui construit entre 1965 et 1968 le lycée agricole de Montmorot. « Souhaitant créer un ensemble, inspiré des campus britanniques, tout en briques (…) comme un village construit, implanté autour d'un centre socio-culturel où les élèves allaient trouver une salle de sports et ce qui pouvait agrémenter leur vie et les cultiver », il préfigure les thèmes qui constitueront le cœur de la réflexion des années 1970. La tyrannie de l’angle droit, le règne sans partage de la trame préfabriquée se trouvent contestés à partir de 1973 par des circulaires successives appelant flexibilité, polyvalence et souplesse au service de la rénovation pédagogique plaçant bientôt l’élève au centre de l’attention. A la salle de classe et au couloir qui constituaient le noyau du lycée classique, s’adjoignent désormais les centres de documentation et de ressources (cdi), forum et lieux de convivialité. Victor Hugo à Besançon (1980) est caractéristique de ces années où Jacques Tournier juxtapose des alvéoles de petites échelles, dans une forme dite « proliférant » au sein d’un quartier neuf de tours et de barres. Lucien Kroll (né en 1927), réalise en 1985 pour le conseil général du Territoire de Belfort le lycée Diderot à Bavilliers.
Le lycée Diderot
L’établissement est organisé à la manière d’un village « naturel », avec ses rues sans alignement, ses ilots et ses places, ses placettes, ses ruelles et ses bâtiments singuliers, tantôt conjoints, tantôt reliés, tantôt disjoints, ouvert à ce quartier, afin qu’il soit réellement habité par les résidents. Conformément à ce parti très volontariste et réfléchi, dessiné dans les moindres détails de ses dissymétries, motifs d’ondes et dentelles, la diversité des formes, des hauteurs et des matériaux est à son comble, à la manière d’une vieille ville et dans l’esprit d’une architecture organique. Les fenêtres font l’objet de découpes irrégulières, souvent en redan. Sur les murs on trouve : mélèze, châtaignier, cèdre, zinc, cuivre, pierre, béton banché, moellons de grès apparents, parpaings, briques, enduits. Carène, sheds, toits à deux versants, appentis, terrasse, charpentes traditionnelles, en lamellé-collé ou aux fermes métalliques sont couverts en ciment amiante, tuiles, bac acier, bitume, tôles laquées. Spécialité de l’épouse de l’architecte, Simone Kroll, les couleurs les plus diverses cohabitent et contribuent à distinguer entre elles les 15 "maisons".
Au prisme régional d’un seul quartier de Belfort se donne ainsi à lire, en raccourci, comme une typologie des lycées. Le monumental, symétrique et si républicain lycée Condorcet (1873) abrite sous ses laïques arcades de grès rose ses plaques de marbre dédiées aux morts pour la patrie. Le lycée Follereau - apothéose de la trame - dispose fièrement ses barres en 1958 et se coule dans le quartier de grands ensembles auquel il s’intègre comme de l’eau dans l’eau. Jouxtant ce même quartier, le lycée Diderot, 27 ans plus tard, au contraire, s’y oppose en adoptant explicitement cette forme de village - antithèse de la trame et de la préfabrication - signant une manière de manifeste démocratique, que son auteur juge aujourd’hui absolument défiguré et trahi par les interventions plus récentes.
Le transfert aux Régions
Lorsqu’ils reçoivent la responsabilité des lycées, par étapes, après la loi du 22 juillet 1983, les conseils régionaux doivent notamment faire face à la mutation profonde des lycées techniques du fait de la création des bacs pros (1985) et à une augmentation des effectifs d’un quart entre 1985 et 1989. Depuis les années 1980, l’obligation du concours pour les chantiers importants, la valorisation du « geste architectural » a touché aussi l’univers des lycées et leurs nouveaux maîtres d’ouvrages qui vont en bâtir 250 en quinze ans en France. Construire ne s’apparente plus seulement à satisfaire des besoins de m2 et des fonctions, mais l’on retrouve le souci du bon espace lycéen, ancienne hantise repérable tout au long du XIXe siècle. La loi Haby même le dit en 1975 : l’architecture contribue à la pédagogie. Les mots élever ou édifier concernent aussi bien les murs et les humains qui apprennent là, non seulement des connaissances mais des savoir-être et des mondes sociaux et techniques comme la familiarité avec la vache et le lait, la presse à injecter le plastique, les mots de la mécanique de précision, les attitudes et valeurs d’un métier, et par surcroît, la vie collective dans une architecture. Face à l’opacité et à l’inertie persistante des inégalités sociales, le retour en gloire de l’art de bâtir s’accompagne d’une forme de croyance en la puissance rédemptrice des belles formes et des transparences, jusqu’au déni, par exemple, des températures excessives des espaces scolaires derrière les fameuses vitres de l’architecture des années 1990. Le concours du lycée Louis Aragon d’Héricourt figure au nombre des 13 concours de constructions scolaires de la présidence de la République (1983) et " opérations exemplaires de qualité architecturale ". Il est gagné par Jean-Pierre Drezet et Jean-Claude Petitcolin le 17 décembre 1984 et illustre ces cas où la construction du lycée est explicitement évoquée comme urbanistiquement structurante. La ville choisit de placer l’œuvre d’art du 1 % non pas derrière les murs du nouvel établissement - qui d’ailleurs est un des très rares à demeurer ouvert -, mais sur la place Elsa Triolet, joignant ainsi symboliquement la ville ancienne et son lycée dans son nouveau quartier. La Région sera elle-même maître d’ouvrage de la construction de cinq lycées dont un à Besançon : Claude Nicolas Ledoux (1991, Olivier Vichard et Bernard Quirot). Certains changent de nom à cette occasion : le lycée Mathy de Luxeuil devient Lumière (1991, Jacques Tournier et Robert Richeton), le lycée Javel de Champagnole devient Paul Emile Victor, tandis que celui de Belfort garde son nom : Courbet. Trois s’apparentent à des lycées « rue » (improprement nommés si l’on entend par là réellement rue traversante), structurés par un axe central qui distribue plus ou moins les espaces : Gustave Courbet à Belfort (1990, Jean-Pierre Drezet), les Haberges à Vesoul (1990, Luc Hédou et Christian Bergeret), tout hérissé d’angles aigus, et Paul Emile Victor de Champagnole (1993, Catherine Touya). Ils affichent les signes du high-tech. Outre ces quelques constructions, les interventions nombreuses et récentes, dictées par des impératifs de mises aux normes diverses (notamment sécurité et climat) consistent souvent à travailler les peaux, (autrement dit à effacer les surfaces anciennes des façades) ou à adjoindre des éléments comme à Pâris des étages ou à Follereau une boîte. Mais au-delà de ces raisons techniques, les enjeux symboliques ne sont pas absents, quand il s’agit d’afficher un avantageux visage qui est comme une vitrine sur la ville, à l’instar des pignons républicains de la IIIe République. La façade du lycée Follereau sur la ville en est un bel exemple.
Artistes et architectes
Ce sont non seulement les bâtiments lycéens qui peuvent faire l’objet d’une approche patrimoniale, mais aussi ce qui se trouve à l’intérieur des murs : mobilier, instruments scientifiques et techniques dédiés à la didactique des sciences et des métiers, machines, outils, équipements divers, anciens et modernes, et œuvres d’art proprement dites. Car le décret du 18 mai 1951, dit du 1 % artistique (ou décoratif) précise : " 1 % des sommes consacrées pour chaque construction d'établissement scolaire ou universitaire devra financer la réalisation d'une œuvre d'art contemporain intégrée au projet architectural ". S’y sont illustrés parmi plusieurs milliers d’artistes ayant réalisé en France plus de 12 000 œuvres, par exemple des grands anciens : Picasso et Matisse, et des plus jeunes : Kader Attia ou Jean Michel Othoniel.C’est à l’architecte que revient la charge de proposer l’artiste, dont le projet est ensuite examiné et discuté par une commission d’experts.
Les œuvres du 1 %, 67 œuvres de 55 artistes : 46 sculptures ou installations paysagères, 8 peintures, 3 vitraux, 8 mosaïques et 1 œuvre de ferronnerie.Une partie de ces artistes bénéficie d’une reconnaissance académique : souvent issus de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, 9 de notre corpus, auteurs de 14 œuvres, (soit environ 16 % de nos artistes et 21 % de nos œuvres) sont titulaires de prix de Rome, clé d’une carrière officielle ouvrant la voie royale des commandes publiques, parfois couronnée d’une élection à l’Institut de France, comme Alfred Janniot. Elève de Bourdelle, premier grand prix de Rome en sculpture en 1919, il est l’auteur notamment des bas-reliefs du palais de Tokyo, de ceux du musée des colonies, de la Bourse du travail à Bordeaux et de la maison de France du Rockfeller center de New-York. Typique artiste art déco et officiel, à ce titre actif dans les grandes expositions de 1925, 1931 et 1937, il réalise 23 sculptures dans le cadre du 1 % dont deux en Franche-Comté, dans les lycées Viette et Belin.
Les prix de Rome dans les lycées comtois : Alfred Janniot, André Albert Tondu, Henri-Albert Lagriffoul, Ulysse Gemignani, Jean-Charles Lallement, dit Bacchus, François Orlandini, Françoise Boudet, Albert Feraud, Jeankelowitsch dit Georges Jeanclos. Certains jouissent d’autres reconnaissances insignes tels les prix ou séjours de la Casa de Velasquez, comme Jean-Marie Baumel à qui est commandée une sculpture au lycée Peugeot, ou les cumulent, à l’instar de la seule femme de cette catégorie : Françoise Boudet qui réside à l'Académie de France à Madrid en 1956 après son séjour à Rome. Cette présence académique est à corréler à celle des architectes des bâtiments civils et des palais nationaux. Les prix de Rome en architecture intègrent ce vieux corps des Beaux-Arts issu de l’administration royale - supprimé à la fin des années 1970 - qui a la haute main sur les commandes publiques de l’Etat. Plusieurs d’entre eux s’illustrent en Franche-Comté tel Jacques Carlu, premier grand prix de Rome en 1919, auteur du Palais de Chaillot, qui construit le lycée Cuvier de Montbéliard où il fait appel à pas moins de trois prix de Rome pour la décoration.
Parmi les architectes des bâtiments civils et des palais nationaux des lycées comtois : Paul Guadet aux lycées Bérard de Morez et Haag de Besançon ; Jean Papet aux lycées Faure à Morteau, Duhamel à Dole, Pergaud et Montjoux à Besançon ; Claude Bach, à Montmorot ; les deux frères Bourdon, René et André, dans 5 lycées : Peugeot à Valentigney, Michel à Lons, le Grand Chénois à Montbéliard, Garnier à Audincourt et Marmier à Pontarlier; le bisontin Maurice Boutterin, au lycée Pasteur de Besançon ; Guy Mélicourt au lycée Colomb de Lure. Signe tardif de cette continuité, bien après que le prix de Rome a été supprimé, c’est un autre pensionnaire de la villa Médicis - Académie de France à Rome -, où il est nommé en 1988, qui livre en 1992 le lycée Ledoux de Besançon, puis l’extension et la rénovation du lycée Condé de 1999 à 2002 : Bernard Quirot. La plupart des artistes ne sont représentés que par une œuvre, mais quelques-uns en ont réalisé deux : Edgard Pillet dans les lycées Considerant et Pâris ; André Albert Tondu dans les lycées Louverture et Belin ; Alfred Janniot dans les lycées Viette et Belin ; Robert Wogensky aux lycée Pergaud et Marmier - où l’œuvre est maintenant détruite. Ulysse Gemignani est auteur de deux sculptures à l’Erea La Moraine. Albert Féraud est intervenu dans trois lycées : Louverture, Bernard, Beauregard. Salomé Venard en a fait quatre : dans les lycées Duhamel, Pergaud, Marmier, Michel ; Georges Oudot cinq : lycées Duhamel, Pergaud, Montjoux, Faure, Belin.
Inégalités, grandeur et misère de l’art au lycée
Certains établissements ont plusieurs œuvres : les lycées Viette et Pergaud détiennent le record avec 4 œuvres chacun. Mais 21 établissements n’en ont aucune. Dans certains cas, cela résulte partiellement du fait que des bâtiments ont été édifiés antérieurement à cette loi. Il en est ainsi de quelques lycées de centre-ville : les lycées Pasteur, (mais qui a en dépôt du musée des Beaux-Arts depuis 1961 un groupe sculpté de l'artiste Louis Hertig, " La famille Felix de Besançon "), Haag (mais dont les façades sont ornées de sculptures) de Besançon, et des deux lycées de Gray - Cournot et Fertet - respectivement ancien collège de jésuites et ancienne caserne de cavalerie. Ils ont pourtant été augmentés de bâtiments neufs postérieurement à la loi. Il semble que puisse se lire, dans les blancs de cette carte, les inégales valorisations dont souffrent les établissements les uns par rapport aux autres. Les lycées généraux sont bien dotés et ceux des filières techniques le sont mal. Sont privés d’œuvres d’art l’établissement régional d’enseignement adapté - Eréa Fournier - de Besançon, 4 parmi les 5 lycées agricoles, les 2 écoles nationales d’industrie laitière et les emblématiques lycées du bois (Mouchard), de la lunette, de l’horlogerie, tout comme la plupart des lycées professionnels : Diderot de Bavilliers, Pontarcher et Luxembourg de Vesoul, Fertet de Gray, Prévert de Dole, Montciel de Lons-le-Saunier, ainsi que le lycée professionnel Fillod de Saint-Amour qui forme pourtant à la construction métallique dans le bâtiment, à la sculpture, à l’art du métal, aux métiers d’art de monture en bronze et de gravure en modelé, à la décoration et à la création de mobilier contemporain. Dans certains cas la commande, envisagée, est abandonnée : il en est ainsi au lycée Lumière de Luxeuil, où un projet de création est resté sans suite et l’emplacement prévu, central, est vide. Une part de ces œuvres d’art d’hier, saluées alors comme dignes d’intérêt, réalisées par des artistes sanctionnés par les académies, sont à présent souvent inaperçues et sous – estimées, parfois même, négligées ou menacées, dégradées ou volées, quelques fois détruites comme celle de Robert Wogensky, dans le hall du lycée Marmier, afin d’aménager un amphithéâtre à la fin des années 1990 ou en 2000, ou celle d’André Albert Tondu (un panneau sur quatre) au lycée Louverture ; perdue ou détruite, comme celle de Francis Bugnard à Delle, celle de Robert Genicot au lycée Follereau de Belfort ; la peinture murale de Marc Saint-Saens au lycée d’Audincourt, l’œuvre de Jean Terrail au lycée Friand d’Arbois, recouverte.- d’autres sont endommagées : sculptures d’Alfred Janniot aux lycées Belin de Vesoul et Viette de Montbéliard ; brisée comme la sculpture d’Ulysse Gemignani à l’Eréa de Crotenay, représentant pourtant l'éducation maîtrisant la nature.- des œuvres sont dégradées : la composition de Georges Oudot et Dominique Bergeret au lycée Belin de Vesoul ; Trivium de Dietrich-Mohr au lycée Montjoux de Besançon (un des exemples d’œuvres méconnues et menacées) ; percé comme le panneau de François Orlandini ou déchiré comme celui de Françoise Boudet au lycée Cuvier de Montbéliard ; dégradées et recouvertes comme les céramiques de Dominique Mayet à Saint- Claude ; dénaturées ou masquées comme Adnée de J.P. Brazs à Héricourt : la végétation y fait défaut, quand elle masque au contraire l’œuvre de Jean-Marie Baumel à Valentigney, ou la sculpture de Henri Albert Lagriffoul au lycée Cuvier.- la sculpture de Françoise Faure-Couty au lycée Bartholdi de Lure a été volée ; - plusieurs sont déplacées et par suite dénaturées : la source d’Oudot à Morteau, l’œuvre de Jean-Charles Lallement au lycée Colomb de Lure, le vitrail de Jullien Louis Marie au lycée Duhamel de Dole ; la sculpture de Féraud au lycée Tristan Bernard ; d’autres sont décrochées comme l’huile de Liliane Mariotti au lycée Viette et celle de Donzelot au lycée Ferry de Delle.
En conclusion : patrimonial ou banal ?
Quelques-uns des traits les plus marquants de notre XXe siècle, (massification de l’éducation, industrialisation de la construction) s’incarnent dans ces formes architecturales maintenant considérées non plus seulement comme un cadre indifférent mais comme un acteur en soi de l’éducation. Ce sont des bâtiments clés des villes et des vies, où se cristallisent les questions cruciales qui taraudent notre temps : creuset du vivre ensemble et de la citoyenneté, lieu par excellence de constitution du lien social et de l’idéal démocratique de l’égalité des chances. Pourrions-nous négliger ces édifices où s’exprime si lisiblement l’esprit du temps, où s’intriquent normes et attentes, règlements et idéaux?
Philippe Mairot, chercheur. Région Franche-Comté, Service Inventaire et Patrimoine, 2011-