Ritter, William. La peinture décorative au casino de Besançon. In : Besançon-les-Bains. Gazette des étrangers, première année, n°2, 10 juillet 1892. p. 2-3.
« L’ouverture des Bains salins de la Mouillère aurait-elle des avantages même au point de vue du développement des goûts artistiques à Besançon ? Inaugurerait-on une nouvelle période de l’art franc-comtois en même temps qu’une nouvelle ère de prospérité pour l’antique cité romano-espagnole ? On l’espère. Beaucoup escomptent que les expositions de peinture seront désormais plus fréquentes, les devantures des magasins mieux garnies, que certains artistes craindront moins d’exhiber aux vitrines des détritus d’atelier, qu’enfin la foule apprendra à davantage apprécier les véritables talents qui ne font point défaut à Besançon.
Souhaitons prompte réalisation à tous ces beaux rêves. En attendant, dès le premier jour, les étrangers seront à même d’avoir une très juste vision d’ensemble de l’œuvre et de la manière de cinq sur neuf des meilleurs peintres bisontins. Car nous devons regretter à ce radieux concours de joyeuses couleurs, l’absence de MM. Giacomotti, Enders, Picard et Chudant… Ce dernier aurait si bien donné la note de l’exposition du Champs-de-Mars au milieu de ces habitués des Champs-Elysées, dont quelques-uns sont hors concours déjà et dont les autres y passeront tôt ou tard : MM. Fanart, Isenbart, Boudot, Baille et Trémolières. Tous cinq ont noblement rivalisé de prestesse et de talent ; ils ont bravement payé de leur personne, de leur temps, de leur zèle pour le bien de leur ville natale ; et leurs panneaux réunis forment une œuvre décorative de grande portée ; c’est l’une des manifestations les plus intéressantes et les plus plaisantes de la vitalité de cet art franc-comtois moderne né avec le Bourguignon pour aboutir à Gérôme et à Courbet.
M. Fanart est le doyen des paysagistes bisontins. Certaines de ses œuvres valent certains de ses élèves, ce qui est beaucoup dire. C’est un prédécesseur, un peu l’ancêtre selon l’art plus que selon l’âge, de toute la génération actuelle. Nul ne compose plus habilement que lui. Le chic chez lui donne parfois l’illusion d’une patente étude d’après nature. Seul des cinq peintres élus pour la décoration du Casino, il a choisi un effet de soir et peut-être d’automne. Sous de hautes frondaisons ajourées, une rivière s’endort au crépuscule. Le soleil s’éteint dans les rougeurs crépusculaires derrière un lent coteau ; quelques vaches lentement s’avancent dans la rivière, si lentement qu’elles n’en troublent point les reflets. C’est très simple, plein de paix et de mélancolie, cependant un peu conventionnel, mais cela ne manque pas d’une certaine grandeur peut-être précisément à cause de cette allure classique.
M. Émile Isenbart a brossé son panneau en huit jours avec une verve, une maëstria de virtuose accompli, un peu sous l’influence de la récente exposition du Champs-de-Mars. Il a simplifié de son mieux ; mais son procédé par multiples petites touches hachées qui papillonnent ou floconnent dans la lumière, fait apparaitre son paysage beaucoup plus poussé que celui de ses confrères. Ciel argenté, bleuâtre à peine ; coteau boisé irisé de mille nuances toutes noyées dans une harmonie ou le bleu nacré ; le gris-perle et le blanc d’argent se fondent délicatement. De grands arbres au bord du Doubs, des troncs élancés et moussus, des frondaisons baclées par d’ombreux verts, un sol foisonnant de verts plus clairs et plus chauds, des fouillis au vert de Scheele et au vert émeraude, sur d’autres fouillis bruns que fait chanter un bloc de pierre en une tache de violet et d’indigo. La rivière bleu opalisé [sic] et moirée de blanc découpe une anse où s’épivardent quelques arbustes. Deux belles vaches descendent jusqu’à mi-jambes s’abreuver dans l’eau, une pastourre [sic] en sarreau de cette toile bleue que les paysans trempent pour la colorer dans des infusions de pastel, les garde, appuyée en une attitude qui ne manque pas de style contre un tronc penché sur la rivière ; des ombres rouges et bleues très hardies lui dessinent une expression d’indifférence rêveuse. Les ombres violettes des hauts fûts bruns et verts aux élégantes ramures rampent en larges rubans dans la moquette étoffée des gazons et sur un idyllique petit sentier ensoleillé. Au pied du groupe de troncs noblement disposés, une grosse touffe de secs herbages blonds fait penser avec ses deux taches orange et bleu de Prusse à quelque involontaire bouquet Makart. Plus au bord du tableau de longs roseaux à panaches gris cendre. Le dessin très précis de cette heureuse composition rayonne de joie et de lumière, marque les accessoires du premier plan d’un ferme trait à la terre de sienne brûlée, qui sans nuire aucunement à la vraisemblance, les hiératise un peu et insinue l’idée du vitrail. Et l’ensemble est certes aussi lumineux que le plus clair vitrail en transparence sur le plus radieux soleil d’été. Tout y vibre, tout y égaie, tout y rit et y chante…
M. Léon Boudot a pris pour sujet de son panneau l’un des sites les plus grandioses de Franche-Comté, le classique paysage bisontin, l’entrée du Doubs sous les ponts, les rochers et les murs de la place forte, au sortir du magnifique défilé de la Malate. La composition fait pendant à celle de M. Isenbart d’une façon très heureuse. Ligne d’horizon à la même hauteur, le cours d’eau tracé de gauche à droite chez M. Boudot, de droite à gauche chez M. Isenbart ; chez l’un et chez l’autre de grands arbres symétriques au bord du Doubs. Mais tandis que la rivière de M. Isenbart s’arrondit contre des coteaux tout moutonneux de forêts, chez M. Boudot elle arrive contre le spectateur avec la majesté lente qui lui a valu son nom. À droite, s’escarpent les rochers à pic de la forteresse et les formidables murailles dont Louis XIV, effrayé du prix, s’enquerrait à Vauban si elles étaient d’or ; à gauche s’élèvent les pentes raides de Bregille ; au fond, la banquise de rochers du plateau bouche de ses puissantes assises l’horizon. Au premier plan, en silhouette plus grise sur le fond gris : le pont de Bregille. D’un côté : les arbres penchés sur le Doubs à l’emplacement aujourd’hui occupé par le garage des canotiers, les lourds bateaux à lessive toiturés tirant les multiples langues de leurs battoirs, et en face : le bastion trappu qui est devenu le colombier militaire. De longues îles barbues flottent sur le Doubs argenté, grises sur des fonds gris. Une brume blanchâtre au fond monte de la rivière contre la muraille des lourds rochers gris. Au premier plan, les longs arbres effeuillés plaquent sur cet ensemble monochrome quelques grelottantes feuilles sèches d’un jaune humide. Cette matinée d’automne pleine de brouillard est une très habile symphonie en gris – presque un fusain, pâle, frotté, simplifié, – claire et triste, tout imbue de la mélancolie d’arrière-saison. Il parait à côté du panneau à grand orchestre estival de M. Isenbart, un peu comme une simple mélodie chantée par un unique instrument. Mais l’instrument a un beau son, et de l’ampleur même avec la sourdine. C’est peut-être mieux selon les ordinaires lois décoratives, et encore une fois le site représenté est un des paysages de France presque classiques. Pour avoir été bien souvent reproduit, il n’en demeure par moins le plus caractéristique de Besançon et de ses environs. Un canard sauvage aux plumes irisées vole lourdement sur la rivière et parle d’un temps où l’on ne prévoyait pas encore Besançon villégiature et station balnéaire.
Telles quelles, ces trois œuvres forment un triptyque très réussi, dont l’harmonie consiste en l’unité des grandes lignes alliée à la diversité des coloris et du procédé. Les deux suivantes, où des figurent d’assez grandes dimensions complètent le paysage, bénéficient d’un éclairage plus favorable.
Le panneau de M. Baille fait penser à une aquarelle anglaise. Sous un ciel très clair, dans une ambiance de plein air bien sentie, détachées de cotonneuses végétations printanières, foulant une prairie verte au bord du Doubs qui miroite en silence entre les hautes herbes, deux jeunes filles d’un charme passablement anglais aussi, printanièrement vêtues, l’une de soie écrue ou crème en assez coquet négligé matinal, l’autre de rose satinée. La première est debout, l’autre assise un peu en arrière en une de ces poses à la fois naturelles et apprêtées qu’ont les jeunes filles des villes dans le sans façon de leurs allures à la campagne. C’est excessivement large et clair, d’un très sain impressionnisme ; c’est charmant et très frais et cela semble fait de rien… un marivaudage.
C’est toujours l’eau, la rivière, spécialement le Doubs qui a inspiré M. Trémolières aussi bien que ses confrères ; et c’était justice que dans un casino des bains les artistes chantassent cet hymne à l’élément fugace et divers sans lequel l’hydrothérapie n’existerait pas et les paysages n’auraient plus leur charme féminin tour à tour si subtil et si puissant. Besançon étant de configuration générale une ville symétrique, à l’opposé du site célébré par M. Boudot, il y en a un autre semblablement pittoresque. Après la majestueuse entrée du Doubs en ville : sa plus rapide issue entre la forteresse et Chaudane. Les inaccessibles remparts se brisent à angle droit, très haut sur le ciel et y dessinent la mignonne échauguette qui surveille le pays en aval ; une même teinte gris-ardoisée fondrait presque avec le plan vertical des rochers escarpés la surface lisse de la rivière ; si quelques trainées argentées et les bosquets d’arbres du rivage sommairement indiqués ne la délimitaient. Dans sa frêle périssoire orangée et polie, un mignon canotier tend la main à une jolie petite femme rose qui descend du rivage où s’élèvent de grands arbres vert-cru ; l’accord majeur très dissonant de ce rose intense et de ce vert printanier se résout très habilement en mineur sur l’exquise assonance ardoisée et brune de toute la partie gauche du panneau. Il y a là une difficulté bien comprise et partant surmontée avec autant de charme que de science.
Et maintenant au public de dire ses préférences. Il y en a pour tous les goûts, encore que le motif soit à peu près le même. Ce sont là, en effet, cinq variations sur le thème : bords de rivière en Franche-Comté, exécutées toutes avec une virtuosité différente. Comparer serait absurde. Quand on a l’occasion d’avoir cinq fois une jouissance esthétique pourquoi chercher à en diminuer quatre au profit d’une seule ? Chacun a fait de son mieux, et chacun était assez artiste pour réussir sans même se donner cette peine. Ah ! Si tous les casinos du monde se préoccupaient autant d’une décoration originale ! »
Poupard, Laurent. Chercheur au service Inventaire et Patrimoine de la Région Bourgogne-Franche-Comté, 1987-